La forme dorée sur les marches d’or tremblait et voltigeait comme un oiseau devenu fou – comme un oiseau doué d’un intellect et d’une âme, et pourtant poussé à la folie par des extases et des terreurs au-delà de l’humaine compréhension – des extases incarnées momentanément dans la réalité par l’exécution d’un art superlatif. Un millier de mondes regardaient.

L’ancien calendrier eût-il été encore en usage que cela se serait passé en l’an 13 582 après J.-C. Après la défaite, après la désillusion, après la ruine et la reconstruction, l’humanité avait bondi au milieu des étoiles.

Par la rencontre avec un art non humain, par la confrontation avec des danses non humaines, l’humanité avait fait un superbe effort esthétique et bondi sur la scène de tous les mondes.

Les marches d’or vacillaient devant les yeux. Certains yeux avaient des rétines. Certains avaient des cônes cristallins. Mais tous les regards se fixaient sur la forme dorée qui interprétait la gloire et l’affirmation de l’homme au Festival de Danse Inter-Mondes de ce qui aurait pu être l’an 13 582 après J.-C.

Une fois encore, l’humanité remportait le concours. La musique et la danse étaient hypnotiques par-delà les limites des systèmes, stimulantes et choquantes pour des yeux humains et inhumains. La danse était le triomphe du choc – le choc de la beauté dynamique.

La forme dorée sur les marches d’or interprétait les scintillantes complexités de la signification. Le corps était d’or, et pourtant humain. Le corps était une femme, et pourtant plus qu’une femme. Sur les marches d’or, dans la lumière d’or ; elle tremblait et palpitait comme un oiseau devenu fou.

 

 

1

 

 

Le Ministère de la Sécurité d’État avait été positivement choqué de découvrir qu’un agent nazi, plus héroïque que prudent, avait failli atteindre N. Rogov.

Pour les forces armées soviétiques, Rogov avait plus de valeur que deux armées aériennes, plus de valeur que trois divisions motorisées. Son cerveau était une arme, une arme de la puissance soviétique.

Et puisque son esprit était une arme, Rogov était prisonnier. Ça lui était égal. Il était de pur type russe, visage large, cheveux blonds, yeux bleus, avec de la fantaisie dans le sourire, de l’amusement dans les pattes-d’oie »

« Bien sûr que je suis prisonnier, disait Rogov. Je suis prisonnier du service d’État des peuples soviétiques. Mais les ouvriers et les paysans sont bons pour moi. Je suis académicien de l’Académie des Sciences de Toute l’Union, général de division dans l’Armée Aérienne Rouge, professeur à l’Université de Kharkov, sous-directeur à la fabrication du Trust de la Production des Avions de Combat Rouges. Chacun de ces organismes me verse un salaire. »

Parfois, considérant les savants russes, ses collègues, il disait, très grave, en plissant les yeux : « Pourrais-je servir les capitalistes ? »

Ses collègues effrayés essayaient de se tirer d’embarras par de vagues bredouillis, protestant de leur loyalisme envers Staline ou Beria, ou Joukov, Molotov ou Boulganine, suivant le cas.

Rogov prenait alors un air typiquement russe : calme, railleur, amusé. Il les laissait bredouiller.

Puis il éclatait de rire. Sa gravité muée en hilarité, il explosait d’un rire bienveillant, effervescent, pétillant. « Bien sûr que je ne pourrais jamais servir les capitalistes. Ma petite Anastasia ne me le permettrait pas. »

Ses collègues souriaient avec gêne, souhaitant que Rogov ne parle pas si étourdiment, si comiquement, ou si librement.

Même Rogov pouvait se retrouver mort. Il ne le pensait pas. Eux, si. Rogov n’avait peur de rien.

La plupart de ses collègues se craignaient les uns les autres, craignaient le système soviétique, le monde, la vie et la mort.

Autrefois, peut-être Rogov avait-il été ordinaire, et mortel comme les autres, et pétri d’angoisses.

Mais il était devenu l’amant, le collègue, le mari d’Anastasia Fiodorovna Cherpas.

La camarade Cherpas avait été sa rivale, son antagoniste, sa concurrente dans la lutte pour la prééminence scientifique aux confins audacieux de la science slave. La science russe ne pouvait jamais égaler la perfection inhumaine de la méthode allemande, la rigide discipline morale et intellectuelle du travail d’équipe allemand, mais les Russes pouvaient rattraper et dépasser les Allemands en donnant libre cours à leur imagination audacieuse et fantastique. Rogov avait joué un rôle pionnier dans la conception des premiers lanceurs de fusées en 1939. Cherpas avait terminé son travail en assurant la direction des fusées par radio.

En 1942, Rogov avait inventé un nouveau système de cartographie photographique. La camarade Cherpas l’avait appliqué au film en couleurs. Rogov, blond, yeux bleus, avait énoncé ses critiques de la naïveté et de la faiblesse de la camarade Cherpas dans les meetings top secret des savants russes, au cours des sombres nuits de l’hiver 1943. La camarade Cherpas, ses cheveux blonds comme les blés flottant sur ses épaules telle de l’eau vive, son visage sans maquillage étincelant de fanatisme, d’intelligence et de loyalisme, le défiait avec arrogance, ridiculisant sa théorie du communisme, agaçant son honneur, minant ses hypothèses intellectuelles là où elles présentaient des points faibles.

En 1944, la querelle Rogov-Cherpas valait déjà le détour.

En 1945, ils se marièrent.

Leur cour avait été secrète, leur mariage fut une surprise, leur collaboration un miracle dans les assises supérieures de la science soviétique.

La presse émigrée avait rapporté la remarque du grand savant Peter Kapitza : « Rogov et Cherpas, c’est une équipe. Ils sont communistes, bons communistes ! Mais ils sont plus que cela ! Ils sont russes, assez russes pour vaincre le monde. Regardez-les. C’est l’avenir, c’est notre avenir russe ! » Peut-être cette citation marquait-elle quelque exagération, mais elle montrait l’énorme respect qu’inspiraient Rogov et Cherpas à leurs collègues de la science soviétique.

Peu après leur mariage, des choses étranges leur arrivèrent.

Rogov demeurait heureux. Cherpas était radieuse.

Néanmoins, leurs visages prenaient parfois l’air hagard, comme s’ils avaient vu des choses que les mots ne sauraient exprimer, comme s’ils avaient découvert des secrets trop importants pour les murmurer, même aux agents les plus sûrs de la Police d’État soviétique.

En 1947, Rogov eut une entrevue avec Staline. Quand il sortit du bureau du Kremlin, le grand leader l’accompagna en personne à la porte, le front soucieux, hochant la tête en disant : « Da, da, da. »

Même ses collaborateurs personnels ne savaient pas pourquoi Staline disait : « Oui, oui, oui », mais ils virent les ordres qui partirent avec les mentions uniquement à qui de droit et à lire et renvoyer – ne pas conserver, et portant de plus le tampon pour personnes autorisées seulement et a ne copier sous aucun prétexte.

Dans le budget véritable et secret de cette année-là, par ordre direct de Staline, on ajouta le poste « Projet Télescope ». Staline ne toléra aucune enquête, ne souffrit aucun commentaire.

Un village qui avait un nom devint innommé.

Une forêt jusque-là ouverte aux ouvriers et aux paysans devint territoire militaire.

À la poste centrale de Kharkov s’ouvrit une nouvelle boîte postale pour le village de Ya. Ch.

Rogov et Cherpas, camarades et amants, tous deux savants et tous deux russes, disparurent de la vie quotidienne de leurs collègues. On ne les voyait plus dans les réunions scientifiques. On ne les apercevait que rarement.

Les rares fois où on les croisait, en général quand ils allaient à Moscou ou en revenaient à la saison où l’on élaborait le Budget de Toute l’Union, ils étaient souriants et heureux, mais ne plaisantaient pas.

Ce que le monde extérieur ignorait, c’est qu’en leur donnant la maîtrise de leur propre projet, en leur accordant un paradis, un paradis personnel, Staline avait veillé à ce qu’un serpent y entre avec eux. Cette fois, le serpent n’était pas un, mais deux – deux personnes, Gausgofer et Gauck.

 

 

2

 

 

Staline mourut.

Beria mourut aussi – moins spontanément.

Le monde continua.

Tout entrait dans le village de Ya. Ch., ce village oublié, et rien n’en sortait.

Le bruit courut que Boulganine lui-même avait rendu visite à Rogov et Cherpas. On murmura qu’en arrivant à l’aéroport de Kharkov pour reprendre l’avion pour Moscou, il avait dit : « C’est énorme, énorme. Il n’y aura plus de guerre froide s’ils réussissent. Il n’y aura plus de guerre du tout. Nous anéantirons le capitalisme avant qu’il ait commencé à combattre. S’ils réussissent. S’ils réussissent. » On dit que Boulganine avait lentement secoué la tête, perplexe, sans rien ajouter, mais qu’il avait signé de ses initiales, sans le modifier, le budget du Projet Télescope quand un messager lui avait apporté une enveloppe venant de Rogov.

Anastasia Cherpas devint mère. Leur premier enfant ressemblait à son père. Il fut suivi d’une petite fille. Puis d’un autre garçon. Les enfants ne ralentirent pas les travaux de Cherpas. Ils avaient une grande datcha, et des nurses diplômées s’occupaient de la maison.

Chaque soir, ils dînaient ensemble, à quatre.

Rogov, russe, humoriste, courageux, amusé.

Cherpas, plus âgée, plus mûre, plus belle que jamais, mais aussi mordante, aussi joyeuse et aussi intelligente que jamais.

Et puis les deux autres, les deux qui leur tenaient compagnie tous les jours de leur vie, les deux collègues que le décret du tout-puissant Staline leur avait infligés en guide de châtiment perpétuel.

Gausgofer était une femme : visage en lame de couteau, exsangue, avec une voix qui évoquait un hennissement de cheval. Scientifique et policière, elle pouvait se targuer d’une compétence égale dans ces deux branches. En 1917, elle avait dénoncé sa propre mère au Comité Bolchevik de la Terreur. En 1924, elle avait commandé l’exécution de son père. Russe allemand de vieille noblesse balte, il avait essayé d’adapter son esprit à l’ordre nouveau, sans y réussir. En 1930, elle avait poussé son amant à lui faire un peu trop confiance. Communiste roumain, très haut placé dans la hiérarchie du Parti, il avait murmuré à son oreille dans l’intimité de leur chambre, murmuré, le visage inondé de larmes ; elle avait écouté tendrement sans rien dire, et rapporté ses paroles à la police le lendemain matin.

Ce qui avait attiré sur elle l’attention de Staline.

Staline n’y était pas allé par quatre chemins. Il lui avait parlé brutalement : « Camarade, vous êtes un cerveau. Je vois que vous comprenez le communisme. Vous savez ce que c’est que la loyauté. Vous allez vous élever et servir le Parti et la classe ouvrière. Mais est-ce là tout ce que vous désirez ? » termina-t-il, aboyant la question.

Elle en était restée bouche bée de stupéfaction.

Le vieil homme avait alors changé d’expression, pour toiser Gausfoger avec une bienveillance mauvaise. Il lui avait posé l’index sur la poitrine.

« Étudiez la science, camarade. Étudiez la science. Communisme plus science égale victoire. Vous êtes trop intelligente pour vous cantonner dans le travail de police. »

Gausgofer tirait une sorte de fierté gênée du programme infernal de son homonyme allemand, le vieux et diabolique géographe, qui avait fait de la géographie une arme terrible dans le combat antisoviétique des nazis.

Rien n’aurait plu davantage à Gausgofer que de s’immiscer dans le mariage de Cherpas et Rogov.

Gausgofer avait ressenti de l’amour pour Rogov dès l’instant où elle l’avait vu.

Gausgofer avait ressenti de la haine – car la haine peut être aussi spontanée et miraculeuse que l’amour – dès l’instant où elle avait vu Cherpas.

Mais cela aussi, Staline l’avait prévu.

Avec Gausgofer, fanatique au sang froid, il avait envoyé un homme nommé B. Gauck.

Gauck était solide, calme, impassible. À peu près de la même taille que Rogov. Mais là où Rogov était musclé, Gauck était flasque. Là où Rogov arborait un teint clair, coloré du rose que confèrent la santé et l’exercice, la peau de Gauck, gris verdâtre, huileuse, ressemblait à du lard rance, d’aspect maladif même dans ses meilleurs jours.

Gauck avait les yeux noirs et petits. Son regard était froid et acéré comme la mort. Gauck n’avait pas d’amis, pas d’ennemis, pas de croyances, pas d’enthousiasmes. Même Gausgofer avait peur de lui.

Gauck ne buvait jamais, ne sortait jamais, ne recevait jamais de lettre et n’en envoyait jamais, ne tenait jamais un propos spontané. Il n’était jamais grossier, ni gentil, ni amical, ni vraiment réservé : aucune réserve ne pouvait s’ajouter à la réserve absolue qu’était toute sa vie.

Après l’arrivée de Gauck et Gausgofer, Rogov avait demandé à sa femme, dans l’intimité de leur chambre : « Anastasia, cet homme a-t-il toute sa raison ? »

Cherpas entrelaça les doigts de ses belles mains expressives. Elle dont l’esprit avait animé tant de réunions scientifiques, elle ne trouvait plus ses paroles. Elle regarda son mari, troublée. « Je l’ignore, camarade… Je ne sais pas… »

Rogov sourit, de son sourire slave amusé. « Alors, je crois qu’au moins Gausgofer l’ignore aussi. »

Cherpas éclata de rire et prit sa brosse à cheveux. « Ça, non. Elle n’en aucune idée, n’est-ce pas ? Je parie qu’elle ne sait même pas à qui il fait son rapport. »

Cette conversation s’était estompée dans le passé. Gauck, Gausgofer, les yeux noirs et les yeux sans vie – ils étaient restés.

Chaque soir, ils dînaient ensemble, à quatre.

Chaque matin, ils se retrouvaient au laboratoire, à quatre.

Le grand courage, l’équilibre inébranlable et l’humour acéré de Rogov permettaient au travail de continuer.

Les éclairs de génie de Cherpas le stimulaient sitôt que la routine accablait son magnifique intellect.

Gausgofer espionnait, surveillait, et souriait de ses lèvres exsangues ; parfois, assez curieusement, elle avançait des suggestions authentiquement constructives. Elle ne comprit jamais les recherches dans leur entier, mais elle savait assez de mécanique et d’ingénierie pour se révéler très utile à l’occasion.

Gauck entrait, s’asseyait tranquillement, ne disait rien, ne faisait rien. Il ne fumait même pas. Il ne donnait aucun signe d’impatience. Il ne s’assoupissait jamais. Il regardait, c’est tout.

Le laboratoire s’étendit, et avec lui s’étendit l’immense configuration de l’appareil d’espionnage.

 

 

3

 

 

En théorie, la proposition émise par Rogov et soutenue par Cherpas était imaginable. Elle visait à formuler une théorie intégrée regroupant tous les phénomènes d’électricité et de radiations accompagnant la conscience, et à reproduire les fonctions électriques de l’esprit sans utiliser de matériel organique.

L’étendue des applications potentielles était immense. La première application que Staline avait demandée consistait en un récepteur capable, si possible, de capter les pensées d’un esprit humain et de les traduire soit sur cartes perforées – une adaptation de la machine allemande de Hellschreiber –, soit en langage phonétique. Si l’on pouvait inverser les schémas et utiliser cette machine analogue à un cerveau non seulement comme un récepteur mais aussi comme un émetteur, elle serait peut-être en mesure de produire des forces stupéfiantes qui paralyseraient ou annihileraient le processus de la pensée.

Dans le meilleur des cas, la machine de Rogov servirait à troubler la pensée humaine à grandes distances, à sélectionner les cibles humaines à soumettre à cette confusion mentale, et à maintenir un système de brouillage électronique accédant directement au cerveau humain sans l’intermédiaire de tubes et de récepteurs.

Il avait réussi – en partie. Non sans de violentes migraines au cours de la première année de travail.

La troisième année, il tuait des souris à dix kilomètres de distance. La septième année, il provoquait des hallucinations collectives et une vague de suicides dans un village voisin. C’était cela qui avait impressionné Boulganine.

Rogov travaillait maintenant sur l’aspect récepteur. Personne n’avait encore exploré la bande de radiations infiniment étroite, infiniment subtile, qui distinguait un esprit humain d’un autre, mais il essayait néanmoins de capter des esprits éloignés.

Il avait tenté de construire un casque télépathique, mais il avait échoué. Il s’était alors détourné de la réception de la pensée pure pour s’attaquer à la réception des images visuelles et auditives. À l’endroit où les terminaisons nerveuses plongeaient dans le cerveau même, il était parvenu, au cours des ans, à distinguer des poches entières de microphénomènes et à en localiser certaines.

Par un réglage infiniment délicat, il avait réussi un jour à capter la vision de leur second chauffeur, et, grâce à une aiguille plantée juste sous sa propre paupière droite, à « voir » par les yeux de l’autre, tandis que celui-ci, ignorant tout de l’expérience, lavait leur limousine Zis à mille six cents mètres de là.

Plus tard ce même hiver, Cherpas avait surpassé cet exploit et capté une famille entière qui dînait dans une ville voisine. Elle avait proposé à B. Gauck de lui insérer une aiguille dans la pommette pour qu’il voie avec les yeux d’un étranger épié sans qu’il s’en doute. Gauck avait refusé les aiguilles, mais Gausgofer avait participé aux expériences.

La machine à espionner commençait à prendre tournure.

Deux étapes restaient à franchir. La première consistait à acquérir une cible lointaine, telle que la Maison-Blanche à Washington ou le Quartier Général de l’OTAN près de Paris. La machine, en captant des individus situés à de grandes distances, permettrait d’obtenir des informations parfaites.

Le second problème consistait à trouver une méthode pour brouiller ces esprits de loin, et pousser les sujets aux larmes, à la confusion mentale, voire à la folie.

Rogov avait essayé, mais il n’était pas parvenu à dépasser une portée de trente kilomètres du village innommé de Ya. Ch.

Une année, en novembre, il y avait eu soixante-dix cas d’hystérie, la plupart se terminant en suicides, à Kharkov, situé à plusieurs centaines de kilomètres de là, mais Rogov n’était pas certain que sa machine en soit responsable.

La camarade Gausgofer osa le tirer par la manche. Ses lèvres exsangues sourirent et ses yeux morts s’illuminèrent quand elle dit : « Vous allez réussir, camarade. Vous allez réussir. »

Cherpas la regarda avec mépris. Gauck ne dit rien.

L’agent femelle Gausgofer surprit le regard de Cherpas fixé sur elle et, pendant un instant, un arc de haine vivante fulgura entre les deux femmes.

Puis tous trois reprirent leur travail sur la machine.

Gauck, assis sur son tabouret, regardait.

Les laborantins ne parlaient jamais beaucoup, et le silence régnait dans la salle.

 

 

4

 

 

C’est l’année où mourut Eristratov qu’ils firent une percée. Eristratov mourut après que l’Union soviétique et les Démocraties populaires eurent essayé de mettre un terme à la guerre froide avec les Américains.

C’était en mai. Dehors, les écureuils bondissaient dans les arbres. Les feuilles encore couvertes de la pluie nocturne s’égouttaient sur le sol et humidifiaient la terre. On se sentait bien, avec quelques fenêtres ouvertes pour laisser entrer les odeurs de la forêt dans le laboratoire.

Tous n’avaient que trop conscience des odeurs de leurs poêles à mazout et des senteurs refroidies de l’isolation, de l’ozone et de l’appareillage électronique surchauffé.

Rogov s’était aperçu que sa vue souffrait de ce qu’il plante l’aiguille réceptrice près de son nerf optique pour obtenir des impressions visuelles de la machine. Après des mois d’expérimentation sur des sujets animaux et humains, il avait décidé de reproduire une de leurs dernières expériences, tentée avec succès sur un prisonnier âgé de quinze ans, en insérant directement l’aiguille dans le cerveau, derrière un œil. Rogov n’aimait guère se servir d’un captif, car Gauck, par souci de sécurité, avait insisté pour que tout prisonnier ayant participé aux travaux soit éliminé cinq jours au plus après le début de l’expérience. Rogov s’était assuré que la technique de l’aiguille crânienne fût sans danger, mais il était las d’essayer d’obtenir de civils ignorants et terrifiés le genre de concentration scientifique exigé par la machine.

Il résuma la situation à l’intention de sa femme et de leurs deux étranges collègues.

Irrité pour une fois, il cria à Gauck : « Avez-vous jamais compris de quoi il s’agit ? Vous êtes là depuis des années. Savez-vous ce que nous essayons de faire ? N’avez-vous donc jamais envie de participer vous-même aux expériences ? Réalisez-vous le nombre d’années de calculs nécessaires à la fabrication de ces résistances et à la mesure de ces ondes ? Êtes-vous bon à quelque chose ? »

Gauck répondit d’une voix monocorde et placide : « Camarade professeur, j’obéis à mes ordres. Vous obéissez aux vôtres. Je ne vous ai jamais gêné. »

Rogov faillit sortir de ses gonds. « Je sais que vous ne m’avez jamais gêné. Nous sommes tous de bons serviteurs de l’État soviétique. Ce n’est pas une question de loyalisme. C’est une question d’enthousiasme. Vous n’avez jamais envie d’observer l’œuvre scientifique qui s’élabore devant vos yeux ? Nous avons cent ans, mille ans d’avance sur les capitalistes américains. Cela ne vous excite pas ? Vous n’êtes pas un être humain ? Pourquoi ne participez-vous pas ? Comment me comprendrez-vous quand je vous expliquerai ? »

Gauck ne répondit pas : il se contenta de regarder Rogov de ses petits yeux en boutons de bottine. Son visage gris sale ne changea pas d’expression. Gausgofer poussa un bruyant soupir de soulagement féminin, mais elle aussi garda le silence. Cherpas, considérant son mari et ses deux collègues avec un regard amical et un sourire engageant, intervint : « Continue, Nikolai. Le camarade peut suivre s’il le désire. »

Gausgofer regarda Cherpas avec envie. Elle parut encline à garder le silence, puis se décida à parler. « Continuez, camarade professeur.

— Kharosho, je ferai ce que je pourrai, reprit Rogov. La machine est désormais prête à recevoir des esprits situés à d’immenses distances. » Il plissa la bouche avec un mépris amusé. « Nous pourrons peut-être nous glisser dans l’esprit du gredin en chef lui-même, et découvrir ce qu’Eisenhower mijote aujourd’hui contre le peuple soviétique. Ne serait-ce pas merveilleux si notre machine arrivait à l’anéantir et le laissait gâteux derrière son bureau ?

— N’essayez pas, répondit Gauck. Pas avant d’avoir reçu des ordres. »

Rogov ignora l’interruption et continua : « Premièrement, je vais recevoir. Je ne sais pas ce que je recevrai, qui je recevrai, ni d’où viendra la réception. Tout ce que je sais, c’est que cette machine va franchir l’espace pour ramener dans mon esprit les yeux et les oreilles d’un autre. Avec la nouvelle aiguille qu’on plonge directement dans le cerveau, il me sera possible d’obtenir une localisation très précise. Le problème avec ce garçon, la semaine dernière, c’est qu’il voyait bien quelque chose hors de cette salle, mais qu’il semblait aussi recevoir des sons dans une langue étrangère ; malheureusement, il ne savait pas assez d’anglais ou d’allemand pour déterminer où la machine l’avait emmené. »

Cherpas éclata de rire. « Je ne suis pas inquiète. J’ai vu alors que c’était sans danger. Tu passes le premier, mon cher mari. Si nos camarades n’y voient pas d’objection… ? »

Gauck hocha la tête.

Gausgofer, haletante, posa ses mains osseuses sur son cou décharné et dit : « Naturellement, camarade Rogov, naturellement. C’est vous qui avez fait tout le travail. C’est vous qui devez passer le premier. » Rogov s’assit.

Un technicien en blouse blanche roula la machine près de lui. Montée sur trois roues pneumatiques, elle ressemblait aux petits appareils radiographiques utilisés pour les radios dentaires, mais le cône était remplacé par une longue aiguille incroyablement dure. Elle avait été fabriquée à leur intention par le meilleur spécialiste tchèque en instruments chirurgicaux.

Un autre technicien s’approcha avec un plat à raser, un blaireau et un rasoir à main. Sous le regard mort de Gauck, il rasa une zone de quatre centimètres carrés au sommet du crâne de Rogov.

Cherpas prit alors la relève. Elle immobilisa son mari dans un serre-tête, puis, à l’aide d’un microscope, établit des coordonnées si exactes que l’aiguille s’enfoncerait dans la dure-mère juste à l’endroit désiré.

Elle procédait avec douceur, d’une main ferme et experte. C’était sa femme, mais c’était aussi son égale dans la science et dans l’État soviétique.

Elle recula et considéra son ouvrage. Puis elle adressa à Rogov un sourire très spécial, le sourire qu’ils n’échangeaient que dans leur intimité. « Il ne faudra pas faire ça tous les jours. On devra trouver le moyen d’accéder à l’intérieur du cerveau sans utiliser cette aiguille. Mais ce ne sera pas douloureux.

— Et même si c’est douloureux, quelle importance ? dit Rogov. C’est le couronnement de tous nos travaux. Enfonce. »

Gausgofer regardait, comme si elle brûlait qu’on l’invite à prendre part à l’expérience, mais elle n’osa interrompre Cherpas. Celle-ci, les yeux brillants d’attention, tendit la main et abaissa la manette qui amena l’aiguille à un dixième de millimètre de l’endroit désiré.

Rogov parla d’un ton très concentré. « J’ai à peine senti une petite piqûre. Tu peux mettre le courant. »

Gausgofer n’arriva pas à se contenir. « Est-ce que je peux m’en charger ? » demanda-t-elle timidement à Cherpas.

Cherpas hocha la tête. Gauck regardait. Rogov attendait. Gausgofer abaissa la manette.

Le courant passa.

D’un mouvement impatient de la main, Cherpas renvoya les techniciens au fond du laboratoire. Deux ou trois d’entre eux qui s’étaient arrêtés de travailler contemplaient Rogov d’un air stupide. Ils parurent gênés, puis ils se rassemblèrent à l’autre bout du laboratoire.

L’humide vent de mai soufflait sur eux, apportant des odeurs de forêt et de feuilles.

Tous trois observaient Rogov.

Son teint commença à changer. Son visage se congestionna. Sa respiration se fit si bruyante et oppressée qu’on l’entendait à plusieurs mètres. Cherpas, à genoux devant lui, les sourcils haussés, l’interrogeait du regard sans mot dire.

Rogov n’osait hocher la tête avec l’aiguille dans le cerveau. Il remua ses lèvres congestionnées et dit d’une voix pâteuse : « N’arrête… pas… maintenant. »

Lui-même ne savait pas ce qui se passait. Il pensait qu’il verrait peut-être un intérieur américain, un intérieur russe ou une colonie tropicale. Il verrait peut-être des palmiers, des forêts ou des bureaux. Il verrait des canons ou des immeubles, des salles de bains ou des lits, des hôpitaux, des villas ou des églises. Il verrait peut-être avec les yeux d’un enfant, d’une femme, d’un homme, d’un soldat, d’un philosophe, d’un esclave, d’un ouvrier, d’un sauvage, d’un croyant, d’un communiste, d’un réactionnaire, d’un gouverneur, d’un policier. Il entendrait peut-être des voix ; il entendrait peut-être de l’anglais, du français, du russe, du swahili, de l’hindi, du malais, du chinois, de l’ukrainien, de l’arménien, du turc ou du grec. Lui-même ne savait pas.

Il se passait quelque chose d’étrange.

Il lui semblait qu’il avait quitté le monde, qu’il avait quitté le temps. Les heures et les siècles se rétrécissaient à mesure que les cadrans et la machine, sans direction, cherchaient à capter le signal le plus puissant jamais émis par un enfant de l’humanité. Rogov l’ignorait, mais sa machine avait conquis le temps.

La machine capta la danse, la concurrente humaine, et le festival de danse de l’année qui n’était pas 13 582 après J.-C. mais qui aurait pu l’être.

Devant les yeux de Rogov, la forme dorée et les marches d’or tremblaient et vacillaient en un rituel mille fois plus puissant que l’hypnotisme. Les rythmes signifiaient pour lui rien et tout. C’était la Russie, c’était le communisme. C’était sa vie – c’était son âme qu’il voyait en action sous ses yeux.

Pendant une seconde, la dernière seconde de sa vie ordinaire, il regarda par ses yeux de chair et vit la femme pitoyable qu’il avait autrefois trouvée belle. Il vit Anastasia Cherpas, et resta indifférent.

Sa vue revint se concentrer sur l’image dansante, sur cette femme, ces postures, cette danse !

Puis il perçut le son – une musique qui aurait fait pleurer de honte un Tchaïkovski, des orchestres qui auraient imposé à jamais le silence à Chostakovitch ou à Khatchatourian, tant ils surpassaient la musique du xxe siècle.

Les gens-qui-n’étaient-pas-des-gens et qui vivaient entre les étoiles avaient enseigné bien des arts à l’humanité. L’esprit de Rogov était le meilleur de son temps, mais d’un temps très, très en retard sur le temps de la danse magnifique. À cette vision, Rogov devint complètement et définitivement fou. Il devint aveugle à la vue de Cherpas, Gauck et Gausgofer. Il oublia le village de Ya. Ch. Il s’oublia lui-même. Il était comme un poisson élevé dans un vivier d’eau stagnante, la première fois qu’on le jette dans les eaux vives d’un torrent. Il était un insecte émergeant de la chrysalide. Son esprit du xxe siècle ne put supporter l’imagerie et l’impact de la musique et de la danse.

Mais l’aiguille était toujours là, et l’aiguille transmettait à son esprit plus que son esprit n’en pouvait supporter.

Les synapses de son cerveau sautèrent comme un disjoncteur. Le futur l’inonda.

Il s’évanouit. Cherpas s’élança et releva la manette. Rogov glissa de son fauteuil.

 

 

5

 

 

Ce fut Gauck qui appela les docteurs. Au crépuscule, Rogov reposait calmement, bourré de sédatifs. Il y avait là deux médecins, tous deux de l’état-major. Gauck avait obtenu l’autorisation de les faire venir en téléphonant directement à Moscou.

Mais ils étaient contrariés. L’un d’eux ne cessait de faire des reproches à Cherpas.

« Vous n’auriez pas dû faire cela, camarade Cherpas. Le camarade Rogov n’aurait pas dû faire cela non plus. On ne peut pas s’amuser à planter des aiguilles dans le cerveau. Il s’agit d’un problème médical. Aucun de vous n’est docteur en médecine. C’est très bien d’essayer des machines sur des prisonniers, mais on ne peut pas infliger des traitements pareils au personnel scientifique soviétique. Je vais être blâmé parce que je ne pourrai pas faire revenir Rogov à la raison. Vous l’avez entendu. Il ne fait que marmonner : « Cette forme dorée sur les marches d’or, cette musique, ce moi est un moi véritable, cette forme dorée, cette forme dorée, je veux être avec cette forme dorée », et autres sottises pareilles. Vous avez peut-être anéanti à jamais un esprit de premier ordre… »

Il s’interrompit, comme s’il en avait trop dit. Après tout, il s’agissait d’un problème de sécurité, et c’étaient Gauck et Gausgofer qui semblaient représenter les services secrets.

Gausgofer tourna ses yeux chassieux vers le docteur, et dit d’une voix étouffée, égale, chargée d’un incroyable venin : « Est-il possible qu’elle ait fait ça, docteur ? »

Le médecin regarda Cherpas en répondant à Gausgofer : « Comment ? Vous étiez là. Pas moi. Comment aurait-elle pu faire ça ? Pourquoi l’aurait-elle fait ? C’est vous qui étiez là. »

Cherpas ne disait rien. Elle serrait les lèvres pour contenir son chagrin. Ses cheveux blonds brillaient, mais à ce moment-là, ses cheveux étaient tout ce qui lui restait de sa beauté. Elle avait peur, et elle allait basculer dans la dépression. Elle n’avait pas le temps de haïr cette idiote ou de se soucier de la sécurité. Tout ce qui lui importait, c’était son collègue, son amant, son mari, Rogov.

Ils ne pouvaient rien faire d’autre qu’attendre. Ils allèrent dans une grande salle et essayèrent de manger.

Les domestiques avaient disposé sur la table d’immenses plats de viandes froides, des jattes de caviar, des corbeilles de pain, du beurre pur, du vrai café et des alcools.

Aucun d’eux ne mangea beaucoup.

Tous, ils attendaient.

À 21 h 15, des bruits de rotors battirent les murs de la maison.

Le gros hélicoptère était arrivé de Moscou.

Des autorités supérieures prenaient la relève.

 

 

6

 

 

L’autorité supérieure était représentée par un ministre-délégué du nom de V. Karper.

Karper était accompagné de deux ou trois colonels en uniforme, d’un ingénieur en civil, d’un homme appartenant à l’état-major du Parti communiste de l’Union soviétique, et de deux médecins.

Ils se dispensèrent des civilités d’usage. Karper dit simplement : « Vous êtes Cherpas. Je vous ai déjà rencontrée. Vous êtes Gausgofer. J’ai lu vos rapports. Vous êtes Gauck. »

La délégation entra dans la chambre de Rogov. Karper dit sèchement : « Réveillez-le. »

Le médecin militaire qui lui avait administré les sédatifs dit : « Camarade, il ne faut pas… »

Karper l’interrompit. « Silence. »

Se tournant vers le médecin qu’il avait amené et montrant Rogov, il répéta : « Réveillez-le. »

Le médecin de Moscou conféra brièvement avec le médecin militaire et secoua lui aussi la tête. Il regarda Karper, l’air troublé. Karper devina ce qu’il allait entendre. « Allez-y, dit-il. Je sais que cela présente un certain danger pour le patient, mais il me faut des éléments de rapport pour rentrer à Moscou. »

Les deux praticiens s’affairèrent autour de Rogov. L’un d’eux demanda sa trousse et lui fit une piqûre. Puis tous s’écartèrent du lit.

Rogov se contorsionna sur sa couche. Il se tordait, comme supplicié. Ses yeux s’ouvrirent, mais il ne les vit pas. D’une voix claire d’enfant, avec des mots simples, Rogov se mit à parler : « …cette forme dorée, les marches d’or, la musique, remportez-moi vers la musique, je veux être avec la musique, je suis la musique… ».

Et il continua ainsi, en un monologue incessant et monotone.

Cherpas se pencha vers lui, le visage dans son axe de vision. « Mon chéri, mon chéri, réveille-toi. C’est grave. »

Tous comprirent que Rogov ne l’entendait pas, car il poursuivit ses bredouillis sur les formes dorées.

Pour la première fois depuis des années, Gauck prit l’initiative. S’adressant à l’homme de Moscou, il demanda : « Camarade, puis-je faire une suggestion ? »

Karper le regarda. Gauck montra Gausgofer de la tête. « Nous avons tous les deux été envoyés ici sur l’ordre du camarade Staline. C’est ma supérieure. C’est elle la responsable. Moi, je ne fais que vérifier après elle. »

Le ministre-délégué se tourna vers Gausgofer. Depuis un moment, Gausgofer fixait Rogov étendu dans son lit. Pas une larme dans ses yeux bleus et chassieux, mais elle avait le visage tiré par une tension extrême.

Karper, dédaignant ce stress, lui dit d’une voix ferme et claire, avec autorité : « Que conseillez-vous ? »

Gausgofer le regarda dans les yeux et dit d’une voix posée : « Je ne crois pas que son cerveau soit endommagé. Je crois qu’il a obtenu une communication qu’il doit partager avec un autre être humain, et que si l’un de nous ne le suit pas, il n’y aura peut-être jamais de réponse. »

Karper aboya : « Très bien. Alors, que faisons-nous ?

— Permettez que, moi, je le suive… dans la machine. »

Anastasia Cherpas, prise d’un rire hystérique, saisit Karper par le bras et désigna Gausgofer. Karper la dévisagea.

Elle réprima un peu son rire et lui cria : « Cette femme est folle. Elle aime mon mari depuis des années. Elle hait ma présence. Et maintenant, elle croit pouvoir le sauver. Elle croit qu’elle peut le suivre, Elle croit qu’il désire communiquer avec elle. C’est ridicule. Je le suivrai moi-même ! »

Karper regarda autour de lui. Il choisit deux membres de sa suite et ils s’isolèrent dans un coin de la pièce. On les entendait parler sans discerner leurs propos. Au bout de six ou sept minutes, il revint.

« Vous vous êtes mutuellement accusées de violations graves envers la sécurité. L’une de nos meilleures armes, l’esprit de Rogov, est hors d’usage. Rogov n’est pas simplement un homme. C’est un projet soviétique. Je découvre que la responsable de la sécurité, poursuivit-il avec mépris, une policière au dossier remarquable, est accusée par une célèbre savante soviétique d’un amour ridicule pour le patient. Je ne tiendrai pas compte de cette accusation. Le développement de l’État soviétique ne peut pas se voir entravé par des questions de personnes. La camarade Gausgofer prend la suite. J’agis ainsi dès ce soir parce que le médecin que j’ai amené me dit que Rogov ne survivra peut-être pas, et qu’il est très important pour nous de découvrir ce qui lui est arrivé et pourquoi. »

Il tourna son regard funeste sur Cherpas. « Ne protestez pas, camarade. Votre esprit est la propriété de l’État soviétique. Votre vie et votre éducation ont été payées par les travailleurs. Ce sont des acquis qu’on ne peut pas gaspiller par sentimentalisme. S’il y a quelque chose à découvrir, la camarade Gausgofer le découvrira pour nous. »

Ils regagnèrent tous le laboratoire. On alla chercher dans leur dortoir les techniciens terrifiés. On ralluma les lumières et on ferma les fenêtres. Le vent de mai s’était rafraîchi.

On stérilisa l’aiguille.

On chauffa les résistances électriques.

Personnification impassible du triomphe, Gausgofer prit place dans le fauteuil. Elle sourit à Gauck tandis qu’un assistant apportait le savon et le rasoir pour lui raser le haut du crâne.

Gauck ne lui rendit pas son sourire. Il la fixait de ses yeux noirs. Il ne dit rien. Il ne fit rien. Il regardait.

Karper arpentait la salle, observant parfois les préparatifs hâtifs mais ordonnés de l’expérience.

Anastasia Cherpas s’assit à la table du laboratoire, à cinq mètres du groupe. Elle fixait l’arrière du crâne de Gausgofer à l’endroit où s’enfonçait l’aiguille. Elle enfouit son visage dans ses mains. Certains crurent l’entendre pleurer, mais nul ne faisait très attention à elle. Ils étaient trop occupés à surveiller Gausgofer.

Le visage de Gausgofer se congestionna. Ses joues flasques se couvrirent de sueur. Ses doigts se crispèrent sur les accoudoirs.

Soudain, elle hurla : « Cette forme dorée sur les marches d’or. »

Elle se leva d’un bond, entraînant l’appareillage après elle.

Personne ne s’attendait à cela. Le fauteuil tomba par terre. Le porte-aiguille, soulevé de terre, oscilla sur le côté, entraîné par son poids. L’aiguille fendit le cerveau de Gausgofer comme une faux. Ni Rogov ni Cherpas n’avaient jamais prévu que l’on se débatte dans le siège. Ils ne savaient pas qu’ils allaient capter l’an 13 582 après J.-C.

Le corps de Gausgofer gisait par terre, entouré de fonctionnaires surexcités.

Karper eut la présence d’esprit de chercher Cherpas du regard.

Elle se leva de la table et marcha vers lui. Un mince filet de sang coulait de sa pommette. Un autre filet de sang coulait d’un point de sa joue, situé à un centimètre et demi de son oreille gauche.

Extrêmement maîtresse d’elle-même, le visage blanc comme de la neige fraîche, elle lui sourit. « J’ai écouté.

— Quoi ? dit Karper.

— J’ai écouté, écouté, dit Anastasia Cherpas. J’ai découvert où est parti mon mari. Il est en un lieu qui n’appartient pas à ce monde. Quelque chose d’hypnotique qui dépasse les limitations de notre science. Nous avons fabriqué un puissant canon. Mais le canon nous a tiré dessus avant que nous ayons le temps de nous en servir. Vous pensez peut-être que vous arriverez à me faire changer d’avis, camarade ministre-délégué, mais il n’en sera rien.

 » Je sais ce qui s’est passé. Mon mari ne reviendra jamais. Et je ne continuerai pas sans lui.

 » Le Projet Télescope est terminé. Vous pourrez essayer de trouver quelqu’un pour le mener à bien, mais vous n’y parviendrez pas. »

Karper la regarda fixement, puis se détourna.

Gauck était planté devant lui.

« Que voulez-vous ? aboya Karper.

— Vous dire, chuchota Gauck, vous dire, camarade ministre-délégué, que Rogov est fini comme elle le dit, et qu’elle est finie comme elle le dit. Tout est vrai. Je le sais. »

Karper le foudroya du regard. « Comment le savez-vous ? »

Gauck demeura impassible. Avec une assurance surhumaine et un calme parfait, il lui répondit : « Camarade, je ne discute pas les faits. Je connais ces gens, bien que je ne connaisse pas leur science. Rogov est fini. »

Enfin, Karper le crut. Il s’assit dans un fauteuil près d’une table. Il leva les yeux vers son équipe. « Est-ce possible ? »

Personne ne dit mot.

« Je vous ai demandé si c’était possible ? »

Tous regardèrent Anastasia Cherpas, ses magnifiques cheveux, ses yeux bleus résolus, et les deux minces filets de sang coulant des trous d’aiguilles qui lui avaient permis d’écouter.

Karper se tourna vers elle. « Que savons-nous maintenant ? »

Pour toute réponse, elle tomba à genoux et se mit à sangloter : « Non, non, pas Rogov ! Non, non, pas Rogov ! »

C’est tout ce qu’ils purent tirer d’elle. Gauck continuait à regarder.

 

Sur les marches d’or dans la lumière dorée, une forme dorée dansait un rêve par-delà toutes les limites de l’imagination, dansait et attirait la musique à elle jusqu’à ce qu’un soupir de désir, désir qui devenait espoir et tourment, passe dans les cœurs de tous les êtres vivants sur un millier de mondes.

Les bords de la scène dorée, déchiquetés et vagues, se fondirent peu à peu dans le noir. L’or s’adoucit en une nuance d’argent doré, puis d’argent pur, et enfin devint blanc. La danseuse dorée n’était plus qu’une silhouette rose-blanc abandonnée, silencieuse et lasse, sur les immenses marches blanches. Les applaudissements d’un millier de mondes déferlèrent sur elle.

Elle regardait son public sans le voir, elle aussi subjuguée par la danse. Les applaudissements ne signifiaient rien, La danse était une fin en soi. Il faudrait qu’elle continue à vivre, jusqu’à ce qu’elle se remette à danser.